Il gémit, petit paquet fragile sur les genoux de sa mère. Il a un an, mais paraît moitié moins. Frêle, une tête chauve qui semble trop grosse pour lui, il geint quand sa mère ôte la veste rose qui le couvre pour montrer l'enfant au D r Bénédicte Claus, une sœur tournaisienne du Bureau diocésain des oeuvres médicales (BDOM) de Kinshasa. Le petit corps brun tremble dans une peau trop grande pour lui; par endroits, elle se couvre de taches foncées qui partent en plaques, laissant des plaies roses à vif. "C'est le cas classique de malnutrition aiguë", dit le D r Claus. "Il ne peut plus bouger et n'a même plus la force de se nourrir." Celui-ci est arrivé ce matin dans le centre nutritionnel de Kingabwa, un quartier pauvre de la capitale congolaise. Le nombre de cas de malnutrition infantile y est en nette augmentation, constate le BDOM.
A côté du bébé, un bambin - gros ventre mais bras et omoplates décharnés - se tient difficilement debout. A trois ans, il paraît 18 mois et regarde devant lui d'un air hébété qui fait peine à voir; l'infirmière assure pourtant qu'"il est sauvé". Voilà quatre jours qu'il suit le traitement pour les enfants atteints de malnutrition sévère. "Quand il ira mieux, il suivra des activités d'éveil" et perdra cette figure de zombie, rassure-t-elle, tandis que le Dr Claus nuance : certains dommages au cerveau causés par la malnutrition sont irréversibles.
Il y a environ 80 000 enfants souffrant de malnutrition recensés dans les centres nutritionnels de Kinshasa, grâce au travail de détection dans les familles mené par des volontaires; Caritas International (1) en a pris 12 000 en charge. Car les mères ne montrent pas volontiers leurs enfants dénutris, qu'elles amènent au centre nutritionnel cachés dans des linges : "Les femmes ont honte d'avoir un enfant dans cet état", explique le Dr Claus, "et souvent elles croient que c'est le résultat d'un acte de sorcellerie pour leur nuire."
C'est la pauvreté qui est coupable : la majorité des familles ne peuvent se permettre qu'un repas par jour et sans protéines. Le nombre de cas de diabète a explosé en raison de l'habitude de consommer du sucre pour "tenir le coup".
C'est la pauvreté qui est coupable et la négligence. "Beaucoup sont des enfants de filles qui se prostituent; elles s'achètent de beaux habits mais ne s'occupent pas de leur bébé ou le laissent à leur mère qui, parfois, pense que ce n'est pas à elle de s'en charger", explique le Dr Claus.
La mine sévère qu'arbore la religieuse s'adresse à la perte d'éthique qui frappe la société congolaise depuis des années : mauvaise gouvernance, impunité des voleurs, absence d'emplois (plus de 80 % des Kinois sont au chômage, sans indemnités) et misère ont fait fondre le sens moral comme neige au soleil.
Dramatique ironie : ici, de nombreuses jeunes filles se font faire, dans les fesses, des piqûres d'hormones importées du Nigeria et destinées à... engraisser les porcs, pour rendre charnue cette partie de leur personne amaigrie par des années de disette; elles espèrent ainsi attirer l'œil d'un amant assez riche pour leur assurer un avenir rassasié.
Dans certains quartiers de Kinshasa, le taux de malnutrition infantile aiguë atteint 15 à 17 %, indique Pierre Vauthier, de la FAO (Agence de l'Onu pour l'alimentation et l'agriculture). Le Dr Claus gronde. "Le taux d'urgence est de 10 %. Mais, depuis 2007, tous les bailleurs de fonds se sont tournés vers l'est" du Congo, essentiellement le Kivu, toujours en guerre. "Le Pam (Programme alimentaire mondial, agence de l'Onu) n'est même plus à Kinshasa, alors que c'est lui qui devrait financer les programmes de sécurité alimentaire. Tous ces gens qui restent dans des bureaux pensent qu'à Kinshasa, on peut passer de l'urgence au développement. Et pour ces enfants qui meurent sous nos yeux, on fait quoi ? !"
Loin de la colère de la religieuse, le Belge Patrick Houben, chargé de la sécurité alimentaire à la délégation de l'Union européenne à Kinshasa, confirme : "C'est sûr qu'on est parfois au-dessous de pays pauvres du Sahel en nombre de calories et de protéines absorbées", reconnaît-il.
Les zones du pays les plus atteintes sont "les zones diamantifères parce que toutes les forces vives sont parties creuser; il ne reste que les vieux et les enfants, pas assez forts pour produire beaucoup de nourriture", ; "Il est donc bien plus efficace de s'attaquer au développement, même si des actions très ponctuelles d'aide alimentaire peuvent être utiles",
Car le problème du Congo - où seuls 10 % des terres arables sont exploitées - c'est la production alimentaire, paralysée par nombre d'entraves créées par l'homme, explique M. Houben.
"La principale est la difficulté d'évacuer vers des centres de consommation la production des paysans, qui se contentent donc de couvrir leurs besoins. C'est dû à l'absence de pistes et routes, en raison du manque d'entretien de celles qui existent. Jouent fortement, aussi, les tracasseries des producteurs et transporteurs par toutes sortes de services de l'Etat qui viennent prélever leur dîme"; petit nombre de transporteurs et d'intermédiaires qui aident les paysans à commercialiser leur production; ceux-ci doivent dès lors accompagner leur marchandise jusqu'à la ville. Joue enfin le fait que la production est amoindrie par la mauvaise qualité des semences - c'est surtout vrai pour le manioc - ainsi que par le manque d'encadrement et d'accès au crédit pour les paysans."
Il y a beaucoup à faire et le gouvernement congolais fait peu : dans le budget 2007-2008, seul 1,63 % des ressources devait être consacré à l'agriculture. Et seulement 0,69 % (soit 35 millions de dollars) a été effectivement déboursé, selon le ministère de l'Agriculture.
Résultat : "On importe de plus en plus de nourriture", dit le Pr Eric Tollens, de l'Université catholique de Louvain.
MARIE-FRANCE CROS A KINSHASA
© La Libre Belgique 2009
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